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Interview avec Francisco Klauser – Interactions entre espace et pouvoir

Francisco Klauser est responsable de la chaire de géographie politique, espaces et pouvoirs. Il travaille notamment sur l’émergence des villes dites intelligentes ou encore sur l’agriculture[...]

Victoria Barras
7 novembre 2020

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Francisco Klauser est responsable de la chaire de géographie politique, espaces et pouvoirs. Il travaille notamment sur l’émergence des villes dites intelligentes ou encore sur l’agriculture connectée.

Il a suivi des études de géographie humaine et de sociologie à l’université de Genève de 1997 à 2000. Il y découvre le géographe, Claude Raffestin spécialisé sur les questions d’interactions entre espace et pouvoir. Il réalise son travail de mémoire sur les caméras de surveillance, un sujet éminemment géographique, aux implications fortes sur la vie urbaine. Il se passionne pour cette thématique qu’il continue d’étudier tout au long de sa carrière académique. Après sa thèse, il passe cinq ans en Angleterre et analyse différents espaces comme les grands événements sportifs ou encore la lutte contre le terrorisme, notamment dans les aéroports, lieux où liberté de mouvements et contrôle des flux sont inextricablement connectés.

Quelle approche adoptez-vous lorsque vous étudiez l’impact d’une nouvelle technologie sur la société humaine ?

Lorsque j’entame de nouveaux travaux de recherche liés à la numérisation de notre société, je me pose systématiquement les trois questions suivantes :

  1. Quelle est l’origine de cette numérisation, cette nouvelle manière de collecter les données et de les analyser pour atteindre différents buts (commerciaux, d’influence, de sécurité, d’efficience etc.)
  2. Comment ces systèmes fonctionnent-ils d’un point de vue socio-technique ? Le concepteur, le technicien.ne, l’usager.e forment un tout que j’appréhende comme un nouveau système. J’essaie de comprendre si l’usage de la nouvelle technologie est bénéfique ou néfaste à l’humain. Cela nécessite de se rendre sur le terrain afin d’observer l’utilisation concrète qui en est faite.
    Par exemple, l’utilité d’une caméra de surveillance ne peut pas être décrite en s’intéressant uniquement à la technologie elle-même. On doit l’évaluer en l’insérant dans un dispositif plus large, par exemple policier (opérateurs.trices, patrouilleurs.euses, moniteurs.trices qui regardent les images).
  3. Quelles sont les implications de l’utilisation de ces nouveaux systèmes : comment influencent-ils notre manière d’être ensemble, notre manière de vivre des espaces urbains et ruraux.

À votre avis, quels changements fondamentaux sont engendrés par les technologies numériques ?

Les sciences sociales s’intéressent aux relations entre les gens. En tant que géographe, je m’intéresse aussi aux relations avec l’espace. Ces relations sont canalisées par des médiateurs, comme par exemple l’automobile qui redéfinit notre relation avec l’espace urbain. Aujourd’hui, la technologie numérique est un nouveau type de médiateur. Cela implique plusieurs changements fondamentaux. En tant qu’humain, nous ne comprenons plus ce médiateur. Par exemple, j’emploie un ordinateur sans vraiment savoir quelles pièces le composent. J’ai recours à un moteur de recherche, mais je ne sais pas comment mes données sont utilisées et comment elles permettent de me connaître et donc in fine d’agir sur mes actions et mes pensées. Il y a donc un monde opaque qui se créé, contrôlé par des spécialistes techniques qui ont des intérêts économiques, comme les grandes entreprises informatiques. Tout cela n’est pas neutre mais devient la base de notre existence. Plus précisément, dans la vidéosurveillance, si vous êtes policier, vous utilisez peut-être des systèmes de surveillance, des algorithmes qui, à l’aéroport, vont vous indiquer si le passager est à risque ou non. Mais vous ne comprenez pas pourquoi ce système identifie cette personne comme risquée. Autrefois c’était le sens et l’intuition – observer le non verbal des individus par exemple – qui nous guidaient dans ce type de décision. Aujourd’hui, selon des critères prédéfinis, c’est l’ordinateur qui décide. Dans un sens, ces techniques nous éloignent de nos décisions. Cette mise à distance explique certainement pourquoi nous restons muet.t.e.s, passifs.ves face au numérique. C’est un monde virtuel auquel il est compliqué d’accéder.

Big Brother, vous y croyez ?

J’ai réalisé récemment un mandat qui devait évaluer l’efficacité de 30 caméras de surveillance installées dans le quartier des Pâquis à Genève. Une fois le débat de base passé, deux ans plus tard, tout le monde avait accepté et oublié les caméras. Nous ne vivons pas consciemment avec ces technologies. Ce monde parallèle est de plus en plus important, l’être humain est de plus en plus transparent, il y contribue, alors que ce monde des données reste opaque. Cela ne veut pas dire que j’adhère à la métaphore du Big Brother tout puissant. Je ne veux pas tomber dans le piège du cauchemar orwelien. Ces technologies nous apportent également beaucoup de confort, de rapidité, de sécurité, de lien, d’amusement. De mon point de vue, ce sont beaucoup plus des little sisters, auxquelles chacun.e contribue.

À quel point peut-on parler de villes intelligentes en 2020 ?

Il y a un gros décalage entre les discours et la réalité. Je vous donne quelques illustrations. Les systèmes dits « intelligents» ne sont pas exempts de tomber en panne. Oui, ils génèrent des données, mais pas forcément celles que l’on veut avoir. Une fois installés, les systèmes sont appelés à évoluer. Ces différents éléments rendent l’intervention humaine encore indispensable.
Au niveau micro, les systèmes sont déjà très efficaces, par exemple les tracteurs autonomes, ou encore les drones d’épandages. Ces outils, bien utilisés et intégrés dans un système déjà fonctionnel, peuvent apporter un plus et accélérer certains types d’activités ou compléter ce qui existe déjà. Les drones peuvent remplacer les hélicoptères, étant moins chers, moins bruyants, plus précis lorsque le terrain est numérisé. Cependant, un nouvel outil engendre de nouveaux défis. Dans le cas des drones, de nombreuses questions sont encore ouvertes lorsqu’il s’agit de gérer un terrain avec un fort dénivelé (verticalité).
Ce que j’ai pu constater sur le terrain est que l’humain reste le principal talon d’Achille. À Genève, pour les caméras de surveillance, les opérateurs.trices chargé.e.s de la maintenance étaient en fait placé.e.s par le chômage. Ce n’était donc pas leur métier et ils restaient quatre mois uniquement, ce qui les empêchait de consolider et transmettre leurs acquis. De plus, ils n’étaient pas reconnus comme des preneurs de décision par les policiers, alors qu’ils devaient travailler ensemble. Ceci relève précisément non plus uniquement de la technique mais du socio-technique.
Un autre exemple est celui de la collaboration que j’ai menée avec la police neuchâteloise dans le cadre d’un projet financé par le Fond National Suisse. J’ai intégré, avec aussi une doctorante engagée sur le projet, le groupe de travail de la police qui réfléchissait à l’achat d’un nouveau drone. Nous avons accompagné tout le processus de réflexion sur cette nouvelle technologie.
En effet, le drone acheté amène une troisième dimension à la police. L’espace aérien devient beaucoup plus facilement utilisable, il devient une réalité quotidienne. Il est plus banal mais aussi plus dangereux, car la police doit aussi se préparer à des accidents de drones ou même des attentats terroristes. La police doit donc réfléchir à l’espace aérien en tant qu’opportunité, perspective d’intervention. Mais également comme un espace à risque.

Trop rapidement, nous avons le réflexe de penser que c’est la technologie numérique qui nous apportera la solution. Nous l’avons vu avec l’application de traçage covid19, un article annonçait récemment que l’application devrait vraiment bien fonctionner à l‘automne 2020. Hors cela fait déjà plusieurs mois qu’elle peut être téléchargée. En plus, même si la technologie fonctionne bien, il se peut qu’elle soit mal utilisée par des gens qui ne la comprennent pas. Alors elle perd son efficacité.

Quels sont vos projets de recherche à venir ?

Je viens de déposer une requête au Fond National Suisse (FNS) à propos du covid et des technologies numériques. La question de base est la suivante : comment trouver le juste équilibre entre sécurité et ouverture.
En effet, le premier réflexe a été le confinement. Nous avons fermé des villes, des pays entiers. Mais nous réalisons que cette solution de fermeture n’est pas durable. Les flux et les ouvertures sont indispensables, tout en gardant un niveau de sécurité acceptable. Dans ce paradoxe ouverture / fermeture, les technologies numériques permettent d’isoler les flux dangereux des flux sûrs. Et donc de filtrer sans fermer. Mais comme davantage de données sont accumulées, notre liberté de mouvement est achetée au prix de nos données.
Une deuxième requête est actuellement en préparation à propos de la numérisation de l’agriculture. Notre analyse portera sur des fermes en Suisse et à l’étranger afin de comprendre comment les technologies numériques transforment les pratiques et processus agricoles. En plus, nous voulons étudier comment le contexte particulier de l’agriculture Suisse (le relief, le système agricole composé de petits producteurs, etc) influence l’adaptation (ou non) des nouvelles approches de « smart farming » élaborées ailleurs.

Que pensez-vous du « capitalisme de surveillance » ?

Le numérique n’échappe pas à une logique libérale, avec un souci d’optimisation et d’efficacité, de profit pour ceux qui vendent les appareils et ceux qui les utilisent (productivité et rentabilité). Aujourd’hui par exemple, le concept de ville intelligente est mis en avant surtout comme une possibilité de gagner en efficacité et productivité. L’idée d’émancipation personnelle grâce à l’optimisation du quotidien est aussi souvent avancée. Or, si nous faisons partie des systèmes qui nous influencent sans en avoir conscience (intangibilité des données), comment a-t-on encore la possibilité de prendre des décisions en fonction des paramètres de notre existence. L’individu responsable existe-t-il puisqu’il ne comprend plus les systèmes qui l’entoure ? Le rôle des sciences sociales est à mon avis crucial pour donner du sens et mesurer les coûts et bénéfices de ces changements technologiques.

 

 

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